[DOSSIER]PODIUM POLONIUM

La Pologne est vraiment un des pays qui aura proposé une des offres les plus foisonnantes et originales du monde vidéoludique des années 2010. Quand on me parle d’un jeu que je ne connais pas, et qu’on me dit juste “c’est polonais”, je ressens un petit picotement d’envie lié à la réputation de ce pays en matière de jeux vidéo, mais d’où vient vraiment cette réputation ?

The Witcher 3
The Witcher 3

S’il fallait que je cite juste ceux qui m’ont laissé des souvenirs assez marquants pour que j’aie envie d’y retourner un jour, la liste serait déjà longue… Le classieux RPG The Witcher : Wild Hunt (CD Project Red), le sympathique shooter Ruiner (Reikon Games), les percutants Call of Juarez, Dead Island et l’excellent Dying Light (Techland), le récent Stalker-like Chernobylite (The Farm 51), l’envoûtant Carrion (Phobia Game), les sublimes Frostpunk et This War of Mine (11 bit Studios), le TPS jeu-service nerveux Outriders (People Can Fly), et ce n’est pas fini… Il est aussi difficile d’oublier l’hystérie cyberpunk de Ghostrunner (One More Level), la survie ultra-réaliste de Green Hell (Creepy Jar), le bullet-time de SuperHot (SuperHot Team) ou l’horreur infernale d’Agony (MadMind Studio)… Il est évidemment plus facile d’oublier les dizaines d’autres titres polonais qui n’ont pas eu la notoriété (ou la qualité) pour se hisser au dessus de la déjà pléthorique mêlée, mais la partie émergée de l’iceberg est déjà tellement enthousiasmante. Pour résumer, les Polonais sont chaud-bouillants en dévelopement de jeux originaux. Ça, c’est un fait, on le sait. Mais il y a définitivement trois aspects qui distinguent la production vidéoludique polonaise de celles des autres pays. Trois “Labels de qualité” estampillés Pologne, qu’on retrouve souvent réunis au sein de leurs jeux, et qui donnent au pays une aura particulière sur la scène vidéoludique mondiale. Décortiquons un peu tout ça…

The Medium
The Medium

UNE ÂME AVANT TOUT
Rarement voit-on dans le monde du jeu vidéo des problématiques humaines aussi subtilement traitées que dans la survie collective de This War of Mine. Les dilemmes moraux vécus par ces gens ordinaires qui subsistent sous les décombres d’une guerre anonyme ont souvent fendu le cœur des joueurs qui y ont été confrontés. L’ajout des enfants, dans l’extension The Little Ones, rendait les décisions à prendre encore plus déchirantes. Dans Frostpunk (dont la suite vient d’être annoncée), conçu par le même studio, le groupe de survivants à gérer est plus conséquent et la dimension politique des décisions est encore plus centrale. Quand vous ne pourrez plus convaincre que vos choix de gestion sont les bons, il vous sera proposé de contraindre par la force la population à vivre selon les principes édictés. Là où la plupart des colony sims ne donnent à la détermination politique qu’un impact léger, parfois à peine visible, Frostpunk en représente les conséquences avec un réalisme viscéral, à grand renfort de gémissements glaçants et de complaintes douloureuses, émis par un peuple broyé par vos errements idéologiques. La plupart des jeux polonais qui ont le mieux fonctionné tant au niveau du public que de la critique affiche une personnalité très affirmée tout en jouant sur des nuances morales délicates, que la moindre médiocrité d’écriture viendrait faire sombrer dans le ridicule. La sensibilité polonaise quant aux questions liées à l’humanité, souvent mise en perspective avec l’histoire de leur propre pays, engendre une production qui va de la fable morale au conte médiéval épique en passant par le geste pur volontairement sur-stylisé. Mais c’est bien cette finesse de traitement qu’on a en tête quand on pense au jeu vidéo polonais. La délicatesse avec laquelle les auteurs polonais naviguent sur les eaux du tragique a donné lieu ces dernières années à des séquences qui me hantent encore, notamment la quête liée au Baron Sanglant, dans The Witcher : Wild Hunt, qui écrase en terme de qualité tout ce que la quête principale peut proposer ailleurs. La profondeur du personnage du Baron, l’atmosphère si particulière de son camp usurpé, et les multiples réajustements de perspectives sur un drame ordinaire qui a tourné à la malédiction donnent au récit une dimension universelle, entre le fait divers et l’injustice banale. Un parangon de l’écriture vidéoludique de notre époque. Rares sont les jeux polonais où les personnages sont tout blancs ou tous noirs, et ce refus du manichéisme se retrouve aussi dans The Medium, dont les “monstres” ont visiblement tous été eux-mêmes victimes d’actes et de pensées monstrueuses dans leur vie. Les Polonais de Bloober s’inscrivent donc dans cette tradition de caractérisation des protagonistes en clair-obscur où la lumière n’est rien sans l’ombre qu’elle provoque, et où l’une sans l’autre ne peut exister, comme les deux versions de la réalité visitées par Marianne, l’héroïne de The Medium. Ce dernier est aussi emblématique de cette tradition polonaise qui utilise l’histoire douloureuse du pays pour expliquer la monstruosité de certains de ses personnages. L’un des monstres les plus immondes du jeu de Bloober Team est le produit direct des atrocités du nazisme, et le poids des années de communisme sur la population du pays est aussi traité avec beaucoup d’emphase et un recul salutaire. La folie des hommes a malheureusement longtemps hanté la Pologne, et en tirer des récits moraux qui aident à la réflexion sur ces sujets semble être un des piliers de la narration à la polonaise.

Green Hell
Green Hell

UN SUIVI PERMANENT
La dark-fantasy du romancier polonais Andrzej Sapkowski, adaptée en jeux par ses compatriotes du studio CD Project Red, a récemment donné naissance à de nouvelles adaptations (une série Netflix dont la saison 2 est imminente, un (très bon) animé, un jeu de carte (Le Gwent) et bientôt un jeu de plateau. Une continuité de la saga qui colle avec le traitement généreux et méticuleux dont les joueurs de The Witcher 3 avaient bénéficié dans les mois qui ont suivi la sortie du jeu, avec des DLC gratuits et des expansions longues payantes (mais pas hors de prix) très bien achalandées. Si le studio n’avait pas survendu, fin 2020, un Cyberpunk 2077 finalement bien en dessous des attentes, tout en utilisant au passage des procédés marketing assez discutables, CD Project Red serait toujours l’un des studios les plus respectés de la communauté des gamers pour leur politique de service après-vente. Mais Cyberpunk 2077, adapté du jeu de rôle créé par Mike Pondsmith dans les années 80, a malgré tout été un succès commercial énorme. Et le suivi est toujours présent, sauf qu’au contraire de The Witcher 3 qui ne demandait qu’à être complété par de petites ou grandes touches de contenus supplémentaires, Cyperpunk 2077 nécessite avant tout un suivi quasi médical avec, plus de 6 mois après sa sortie, une longue liste de patches en tous genres, qui ne peuvent que tenter de mettre l’expérience au niveau où elle était censée être à sa sortie. Les projets de DLC et de multijoueur sont tombés aux oubliettes, victimes d’une opération de sauvetage technique dont les équipes de CD Project Red ne voient toujours pas le bout. Mais même si la nature du suivi est très différente, la constance dans les efforts d’amélioration est toujours là, moins glorieuse certes quand il s’agit de combler des lacunes techniques telles que celles de Cyberpunk 2007, mais indéniablement présente. Dying Light 2, dont les nombreux reports de sortie inquiètent un peu, devra soutenir la comparaison avec le premier opus dont les mécaniques et la finition technique étaient relativement irréprochables. Le Studio Techland, dans la même optique, continuait encore il y a quelques semaines à proposer des DLC et des mises à jour sur Dying Light 1, pourtant sorti en 2015, et grandement amélioré l’année suivante par une extension “grands espaces” (avec véhicule, nouvelle carte, nouvelle histoire…) très inspirée, (The Following). Le jeu de survie Green Hell, sorti en septembre 2019 (en early access depuis août 2018), vous plonge au cœur de la jungle amazonienne pour une expérience de survie en milieu tropical hautement hostile. Un mode bac-à-sable est évidemment disponible mais le jeu contient aussi un mode histoire, qui a accueilli en juin dernier une deuxième partie : Spirits of Amazonia Part 2. Cette coutume du service après-vente fidèle est aussi un trait caractéristique des développeurs polonais. De nombreux studios ont compris que l’année de sortie d’un jeu est loin d’être la seule fenêtre de manœuvre viable et qu’accompagner leurs joueurs sur plusieurs années est essentiel à la fidélisation de leurs fans, en ajoutant du contenu, en améliorant l’expérience ou en utilisant l’early access pour façonner un jeu, avec l’aide de la communauté, et ce jusqu’à sa sortie, comme ce fut encore le cas avec Chernobylite (en early access depuis octobre 2019, finalement sorti fin juillet 2021).

Dying Light
Dying Light

UN VRAI CONTRÔLE TECHNIQUE
Les environnements à tomber par terre de beauté de The Vanishing of Ethan Carter, le système de parkour intégré aux mécaniques FPS de Dying Light, les décors qui se modifient à la volée en fonction des mensonges du narrateur de Call of Juarez : Gunslinger, la lumière digne d’un Vermeer qui caresse les paysages de The Witcher : Wild Hunt, les chorégraphies gracieuses et colorées de Bound (développé par le studio Plastic), les sensations et les images des jeux cités ici sont ancrées dans les mémoires musculaires et visuelles de nombreux joueurs. Les qualités d’écriture et la volonté d’accompagner les jeux sur la longueur n’entravent que rarement la capacité des jeux polonais à briller également au niveau visuel et technique. Le noir et blanc très contrasté de This War of Mine a beau correspondre au cliché qu’auront certains d’une esthétique “pays de l’est”, il est loin d’être la norme sur les dernières productions en date. Les univers cyberpunk du dernier jeu de CD Project, de Ruiner et de Ghostrunner ont tout ce qu’il leur faut de rues pluvieuses pleines de néons et d’IU flashy à souhait. La nervosité du gameplay de Superhot, le massacre ultra-gore de Carrion dont les déplacements à base de tentacules collés aux parois sont de véritables régals. L’enchaînement des mouvements de parkour en vue première personne dans un Dying Light qui parvient à être toujours lisible, autant de sensations uniques et d’images imprimées sur la rétine des joueurs adeptes de productions polonaise. La solidité technique des jeux polonais est donc naturellement inscrite dans les esprits, même si évidemment, la Pologne a beau avoir ce si bon niveau, elle n’est pas à l’abri de sortir de temps à autres des daubasses conspuées par les gamers du monde entier, comme l’atroce Rambo : The Video Game en 2014, “couronné” pire jeux de l’année par de nombreux média et youtubeurs. La maîtrise à l’origine de ces prouesses est majoritairement due à une génération entière de développeurs polonais inspirés et compétents, qui ont eu la chance de grandir dans un pays qui favorise les trajectoires scolaires et universitaires axées sur l’industrie du jeu vidéo.

This War of Mine
This War of Mine

UNE ARMADA DE DEVS
Qu’ils créent leur propre moteur graphique, comme CD Project avec son REDEngine fait maison, qu’ils excellent dans le marketing viral de jeux mobiles comme Ten Square Games ou qu’ils réactualisent des gameplays jugés désuets pour leur donner une furieuse seconde vie comme Jutsu Games l’a fait avec Rustler (sorti cette semaine), un jeu de banditisme médiéval qui reprend la vue zénithale et le gameplay des premiers GTA , les studios polonais sont nombreux à pouvoir se targuer d’être parmi les meilleurs dans leurs domaines respectifs, que ce soit au niveau technique, distribution ou marketing. Avec à peu près 400 studios de développement de jeux dans le pays, la Pologne exporte plus de 96% des jeux qu’elle produit. Cette effervescence participe à stimuler les performances techniques, que la compétition pousse dans leurs derniers retranchements. L’industrie polonaise du jeu vidéo emploie 10 000 personnes et la population des gamers polonais compte 16 millions d’enthousiastes, soit presque la moitié de la population totale du pays (qui est d’environ 38 millions d’habitants). Avec un terreau pareil, l’essor sans cesse grandissant de l’industrie ouvre la voie à une production très variée, qui va des budgets AAA aux petits jeux indépendants, en passant par des itérations IOS. Les carrières liées aux développements de jeux sont aussi facilitées par un système éducatif polonais qui a su s’adapter aux prédispositions générales de la jeunesse. Les cursus scolaires au collège facilitent l’accès aux filières mathématiques, ce qui augmente le nombre de diplômes scientifiques obtenus par les lycéens, et les universités prennent le relais en proposant plus de soixante ensembles de cours diplômants liés à l’industrie du jeu vidéo. Une nation de développeurs, en quelque sorte.